Un jour, une femme de 35 ans vient me voir en consultation de sexologie avec une unique demande au milieu de multiples souffrances...
La situation familiale
Elle vit en concubinage alimentaire avec un homme à peine plus jeune qu’elle, depuis environ 3 ans.
Lui, étranger vivant en France, a fui la guerre et la famine de son pays d’Afrique. Il travaille comme ouvrier et touche les aides de la CAF pour élever son dernier fils de 3 ans, appelons-le Ibrahim, né là-bas, d’une mère restée au pays avec leur fils ainé âgé de 6 ans.
Elle, on va l’appeler Céline, a fui l’enfer familial violent de la région de Lyon, a essayé de faire des études dans le commerce mais s’est arrêté en chemin. Pour l’instant elle sert de nounou au petit Ibrahim, auquel elle s’est attachée, et vit du peu d’argent que lui concède le papa de ce dernier.
Leur vie se décline en mode « survie », clairement pour tous les deux.
Sa demande
Mais revenons à la demande de Céline : « je voudrais être plus performante sexuellement ». C’est bien la première fois que j’entends cette demande de la part d’une femme et surtout dans ces termes-là.
Elle veut absolument un bébé (premier sens de sa performance). Mais le mot « performance » dans sa bouche m’interroge. Je creuse un peu. J’écoute beaucoup.
Elle m’explique qu’elle est en parcours de PMA (Procréation Médicalement Assistée, que je traduirais pour l’occasion Papa Maman Atoutprix) à l’hôpital et que c’est l’enfer. Les rapports sur commande, le corps objet de la technique, le gynéco froid et pas causant, la lassitude, la baisse du désir…
On le sait maintenant, la PMA vient bousculer le désir ou non désir d’enfant, la PMA réveille le fantasme et le colle à la réalité. La PMA incarne le désert psychologique, elle renvoie chacun (patient comme soignant) à sa propre sexualité, à sa propre tolérance, à ses propres valeurs, nombre de couples s’entendent dire: « un enfant, c’est déjà bien, si en plus il faut s’occuper de votre sexualité ma p’tite dame… », autant de réflexions qui parcourent ma pensée sans que je l’exprime à Céline.
Des violences…
Céline m’explique aussi que son conjoint la frappe tous les jours, l’humilie tous les jours, l’insulte tous les jours et lui demande de le faire jouir vite et bien (second sens de sa performance) quand il en a besoin….tous les jours.
Deuxième enfer décrit en une seule consultation. Avec un langage très cru, très froid, sans émotion, elle me montre comment elle cache soigneusement les hématomes, m’explique comment elle lui répond qu’elle y arrivera (à avoir ce bébé), comment il la traite de « vieille chatte stérile » entre deux tâches ménagères imposées : qui lui reviennent à elle bien sûr, en plus de s’occuper de son petit « roi-mâle », « puisque lui travaille et pas elle ». D’ailleurs, elle trouve cela normal.
Le petit Ibrahim est présent lors de ce premier entretien et joue tranquillement derrière elle, en face de moi. Il lève la tête de temps en temps à l’évocation de tant de banalités (dites sans émotion) peut être pour voir ma réaction. Je lui souris.
Au cours du reste de l’entretien, je parlerai à Céline et à Ibrahim chacun avec des mots différents.
Je donnerai un prochain rendez-vous à Céline (seule cette fois) 4 semaines plus tard. Elle repartira avec toute la documentation nécessaire garantissant sa survie en cas de violences physiques et ou sexuelles trop importantes « pour elle ».
Elle tente de me rassurer en me disant fièrement qu’elle s’en sort toujours et qu’il n’arrivera pas à la tuer. Céline vit l’insupportable et nomme cet insupportable mais ne le vit pas comme insupportable. J’essaie de l’aider à voir l’insupportable dans ce qu’elle me décrit.
J’insiste sur le fait que tomber enceinte et vivre une grossesse dans le contexte actuel ne sera pas facile. Ça ne lui fait pas peur, elle veut un bébé de toute façon…
Je m'interroge...
« Jusqu’où la raison guide nos pas ? De quoi cet enfant la sauvera dans sa représentation du monde, dans sa représentation du rapport à l’autre? Celui d’être une femme enfin respectée par cet homme parce que capable d’enfanter ? Bouclier des coups de couteaux qu’elle esquivera ou pas ? Phallus symbolique, arme idéale dans cette guerre de survie qu’ils en étaient arrivés à mener l’un contre l’autre ? Le processus vital de séparation si limpide dans ma logique personnelle est heurté par le déni de la réalité de la violence manifesté par Céline. Autant de questions que je me suis posées après avoir fermé mon cabinet de consultations le soir même. »
Un mois plus tard
Quatre semaines plus tard, Céline revient me voir et m’annonce qu’elle a un prochain rendez-vous pour le transfert de l’embryon. Sa joie, sa presque victoire est rageusement rayonnante.
Je suis partagée entre l’empathique joie de la savoir presque comblée de sa demande d’être enceinte et la crainte d’un parcours d’accompagnement compliqué au vu des éléments alarmants du contexte socio-familial.
Nous reparlons des solutions de secours pour vivre en sécurité, de ce qu’elle pourra mettre en place pour sa sauvegarde matérielle, physique et morale. Elle m’entend, elle prend des notes et appellera les services sociaux, dès qu’il sera parti au travail le lendemain matin. Elle refuse d’emporter avec elle les certificats médicaux de déclaration de coups et blessures, de peur qu’il les découvre dans son sac.
Ce sera la dernière fois qu’elle viendra me voir.
Elle est enceinte mais...
Dans les jours qui suivront, le dossier sera discuté bien sûr en staff au sein de la structure médicale dans laquelle je travaille, en collaboration avec son médecin traitant, et les craintes évoquées auprès de l’hôpital (lieu de son parcours de PMA et de son futur accouchement).
Trois mois plus tard, j’apprends par son médecin traitant qu’elle est suivie pour une grossesse enfin démarrée. Suivi qui s’avèrera sporadique et très évitant. Elle vit donc toujours avec ce conjoint violent malgré la mise à disposition d’un appartement social de secours.
C’est son choix. A nous, soignants de l’accompagner sans la juger. Les termes de la loi lui ont été précisés, au-delà de cette étape, la compréhension du cycle de la violence lui donnera peut-être un éclairage au bout du tunnel.
Elle ne viendra pas me voir pour préparer son accouchement malgré les conseils de son médecin.
Ce dernier apprendra par Céline que le conjoint a prévu d’ « offrir » l’enfant à son frère aîné resté au pays, ça se fait dans sa culture à lui.
Durant tous ces mois, un signalement a été fait pour protéger Ibrahim en tant que témoin des violences. " Pourquoi tu tapes tata?" disait-il à son père très souvent .Un autre signalement a été fait pour l’enfant à venir. La maternité de l’hôpital où il est prévu qu’elle accouche est partagée entre fierté et révolte. C’est donc le silence qui domine. Et puis cette situation n’est pas isolée. On s’y habituera peut être un jour, mais pour l’instant on supporte l’incohérence et les contradictions.
La toute puissance technique, cette maltraitance médicale
En tant qu’ex sage-femme hospitalière et pour y avoir travaillé pendant 15 ans, je sais qu’un système hôpital dans lequel les membres ne communiquent pas est un système à fuir, capable du meilleur comme du pire. Aujourd’hui installée depuis 10 ans en ville, mon regard extérieur au dit système me le confirme tous les jours.
Dans la situation présente se côtoient précisément deux mondes aux antipodes de l’intérêt commun, deux planètes.
D’un côté, la toute-puissance technique représentée par la gente médicale masculine sachante, (ici un gynécologue homme), la victoire de la PMA qui s’ingénue à « forcer le passage » à tout prix, pour la gloire, pour le nom et pour le pouvoir. Son combat à lui: sa reconnaissance professionnelle dominante. Ce, dans un magnifique rapport de force, une magistrale preuve de la maltraitance médicale, mettant clairement de côté le partage et la coopération nécessaires au respect de la santé de chacun.
De l’autre côté, le désir d’enfant surpuissant de Céline, faisant fi des valeurs éducatives nourrissantes, mais résultat de son combat à elle, acharné pour la vie. Tout ce paquet d’amour que Céline n’a jamais connu pour elle-même. Comment pouvait-elle l’espérer, l’envisager, le concevoir pour son enfant ?
Comment un médecin proposant une PMA choisit-il ne pas voir, ne pas savoir, la violence des mots, des gestes, peut être utilise-t-il les même en fait…, ne pas s’interroger de l’absence du conjoint et de sa complicité aux rendez-vous médicaux? En entretenant une autre forme de violence, il est en phase avec le mode de fonctionnement et de compréhension du monde de Céline.
L’enjeu étant d’un côté de faire comprendre à Céline que son cadre de référence, clairement inadapté, ne lui permettra pas de garder et d’éduquer l’enfant qu’elle voulait tant si elle ne se décide pas à aller vivre loin du géniteur violent ! Et de l’autre arriver à faire entendre au gynécologue que son travail technique même supra méga bien réussi peut conduire à des drames humains. « Humain ? Vous avez dit ? C’est quoi ce mot ? ».
QUID de la présence systématique d’un psychologue, voire d’un sexologue, dans chaque service de PMA ?
Parce que l’être humain est contradictoire dans ses passions et ses affects, la PMA répond à l’usage social répandu selon lequel chaque homme, chaque femme doit avoir un enfant. La stérilité doit être cachée du mieux possible. Dans certaines sociétés, la femme infertile doit rendre à la terre ce que celle-ci lui a donné : une fois décédée, elle aura les reins brisés afin que le sang passe directement du corps de la femme au corps de la terre et ne sera pas enterrée communément mais déposée sur le tas d’ordures : élément du pouvoir, engrais de la terre, vers un nouveau cycle de vie. La dureté du sort réservé aux femmes contraste avec les accommodations faites aux hommes, comme l’explique bien Françoise Héritier dans les travaux.
QUID d’un suivi psycho sexologique sur leur parcours de Papa Maman Atoutprix afin de tenter de défaire les nœuds où tout se tient, pour éclairer les représentations qui sous-tendent les usages des couples, des professionnels, du système, du groupe…
Cet enfant naîtra mort deux semaines avant le terme, peut être victime d’un coup de trop (l’autopsie le dira).
Cet enfant était fille.
Parce que toutes les sociétés permettent et entretiennent cette violence, je reste convaincue que la domination masculine culturellement et structurellement admise comme une norme dans notre monde sera longtemps taboue dans nos relations professionnelles, familiales, amicales tant que nous n’éduquerons pas les femmes à la résistance et à la capacité de dire NON !
J’admire les Martin Winckler et autres médecins humanistes de tous les jours qui montrent qu’être un homme (médecin ou pas) peut se conjuguer avec respect …de la femme.