Après des études d’infirmière puis de sage-femme à Lille, on peut dire qu’Anne-Marie Mouton a expérimenté plusieurs domaines de la profession de sage-femme : en clinique, à l’hôpital, en humanitaire en Afrique, en libéral, en plateau technique en région parisienne. Durant ses 50 années d’expérience, elle a accompagné des centaines de couples, elle a rencontré de nombreux professionnels de la périnatalité, elle a traversé 2 générations et a connu des évolutions médicales majeures en obstétrique. Des progrès ? Pas toujours ! Alors quel est le verdict de ces années passées ?
C’est dans cet ouvrage qui lui tenait à cœur d’écrire, « Accoucher, Naître, Être une femme au 21° siècle: Ce qui a changé en 50 ans » qu’elle nous transmet à travers son regard l’histoire de l’obstétrique, des femmes et des sages-femmes.
Avec Anne-Marie Mouton, sage-femme retraitée et autrice.
Dans les années 60, à vos débuts dans l’obstétrique, en tant qu’étudiante et jeune diplômée, quel était le paysage obstétrical ?
Quand j’ai débuté dans l’obstétrique, à part la pénicilline, on n’avait pas fait de progrès depuis le 18e siècle. Cela dit, une grande évolution, puisque l’antibiotique a permis de réduire la mortalité des femmes en suites de couches.
Si le facteur rhésus était connu, on ne savait pas grand-chose sur ses conséquences sur la grossesse et les bébés. En 1 an, j’ai vu 5 anasarques ! Chaque semaine, je voyais une patiente souffrant de pré-éclampsie, cette pathologie faisait partie du quotidien.
À ce moment, nous écoutions les bruits du cœur au stéthoscope de Pinard, audibles que vers 4, 5 mois de grossesse si la paroi n’était pas trop épaisse.
Si en histoire, il y a avant et après Jésus-Christ, en gynécologie-obstétrique, il y a avant et après les années 70 !
Alors que s’est-il passé après les années 70 ?
J’ai connu les premiers monitoring à la maternité des Diaconesses, à Paris. C’était des monitorages avec capteur interne que l’on devait purger. Ensuite, il y a eu ceux avec un gros capteur, puis deux. On les utilisait que pour les primipares. Le matériel de perfusion est arrivé, mais il était rarement utilisé l’ocytocine était injectée en intramusculaire.
Je suis partie ensuite en Afrique en 1973 et mon retour en France en 1978 a été rude. À mon départ, toutes les sages-femmes pratiquaient les accouchements à l’hôpital comme en clinique, on ne voyait les médecins qu’en cas de pathologie. Quand je suis rentrée, les sages-femmes ne faisaient plus des accouchements dans les cliniques, la médicalisation avait pris le dessus, toutes les femmes étaient surveillées avec un monitoring et la perfusion était devenue systématique.
Les soins aux enfants s’amélioraient enfin, on prenait plus en compte leur douleur. Et dire que quelques années plus tôt, j’avais été mal notée à l’école d’infirmière parce que j’avais osé dire que je faisais mal aux nouveau-nés quand j’effectuais des injections !
Face à ce constat où avez-vous travaillé lorsque vous êtes rentrée en France ?
À mon retour, à 34 ans, j’étais affolée de voir cette évolution dans la médicalisation. J’ai eu du mal à travailler, moi qui avais connu l’exercice de sage-femme dans la plus grande physiologique. Après un peu plus d’un an en clinique que je n'ai pas apprécié, j’ai démarré une activité en libéral et j’ai pu continuer les accouchements en plateau technique.
Ces années ont été vraiment un moment charnière. On est passé de la physiologie, où parfois la patience excessive pouvait en être dangereuse, à l’hypermédicalisation . Ce qui n'a pas empêché à la France d'être classée en 2015 au 23e rang sur 28 membres de l’Union européenne pour la mortalité néonatale (Rapport Euro-Peristat 2018).
Vos remarques, vos anecdotes sur cette transition obstétricale ?
J’ai apprécié l’arrivée des monitorages pour écouter les bruits du cœur du fœtus. Avec les stéthoscopes de Pinard, j’entendais le cœur des bébés qui allaient très bien et très mal, mais pas de ceux dans une situation intermédiaire, et qui nécessitaient une attention particulière. J’ai été aussi victime de ce progrès. Un jour, je me suis surprise à poser une perfusion d’ocytocine à une patiente dont les contractions enregistrées par le monitoring n’étaient pas très fortes alors que le col se dilatait. J’ai compris que la machine ne remplacerait pas la clinique !
Il m’est arrivé de réaliser 9 accouchements en 12h sans l’ombre d’une complication. Si j’ai eu à traiter des hémorragies très graves, au cours de ma carrière j’en ai eu peu. J’ai eu la chance d’avoir peu de femmes à m’occuper en même temps par conséquent presque toujours en « one to one » donc très disponible et très présente, de plus j’étais très prudente avec l’ocytocine. Je l’utilisais avec parcimonie, je rappelle que j’ai connu les IM donc l’ocytocine faisait peur lorsque j’étais jeune sage- femme !
Aujourd’hui, s’occuper de plusieurs femmes en même temps, c’est le quotidien des sages-femmes et avec le remplissage des dossiers, difficile de trouver le temps d’accompagner les patientes pourtant c’est la base du métier.
En 50 ans, quelle évolution pour les femmes ?
J’ai constaté que les femmes sont de plus en plus craintives parce qu'on leur met dans la tête qu’elles seront incapables d’accoucher sans aide. J’ai connu dans les années 85 un taux de péridurale d’environ 30 %, un taux qui a grimpé à plus de 90% après 2000. Je dénonce l’infantilisation des femmes, je l’ai entendu maintes fois ce « vous ne savez pas ce que c’est, vous n’y arriverez jamais, c’est comme se faire arracher un orteil ! » de la part de professionnels de la périnatalité.
Je me souviens de cette femme qui attendait son 3e enfant, elle avait décidé d’accoucher sans péridurale. Je l’accompagne, mais en fin de travail, elle commence à ne pas être bien et demande l’anesthésie. Je lui ai dit « premièrement, vous êtes en train de changer d‘avis, vous ne la vouliez pas et deuxièmement vous allez bientôt accoucher » . Son mari lui répétait : « Pourquoi t’obstines-tu à ne pas avoir de péridurale ? Tu ne t’en sortiras pas ! » Finalement, je n’avais même pas fini ma phrase qu’elle poussait et elle a accouché naturellement. Elle m’a regardée et m’a dit « Premièrement, je ne m’en sentais pas capable et deuxièmement, je pensais que vous me mentiez ».
La péridurale, c’est penser ne pas être capable d’accoucher et ne pas se sentir apte, sous un prétexte de sécurité. Pourtant, une fois qu’elles ont accouché sans l’anesthésie, les femmes sont fières d’elles et se sentent moins fatiguées.
Et quelle évolution pour les sages-femmes ?
J’ai reçu beaucoup de stagiaires lors de mon exercice libéral. J’ai croisé beaucoup de techniciennes, et d’autres plus intéressées par la physiologie de la naissance. Une d’entre elles m’a dit un jour « Mme Mouton, si je n’étais pas passée entre vos mains j’aurais arrêté la profession. J’ai vu qu’il y avait une autre manière de travailler, je vais peut-être rester dans le métier ». C’est le plus beau cadeau que l’on m’ait fait !
Les sages-femmes sont ravies de pratiquer de plus en plus d’actes, mais on est sorti de notre métier de base. Ne serait-on pas mieux si l’on revenait à ma génération où toutes les sages-femmes travaillaient dans la physiologie ?
Ce qui est paradoxal, c’est qu’avant les sages-femmes détenaient moins de compétences, mais plus de respect, plus on a avancé dans le temps, dans la médicalisation, plus la pratique est devenue large, mais avec une perte de considération de la profession.
Les sages-femmes au fil du temps ont été mises de côté. Avant les années 70, des sages-femmes avaient leur propre clinique, et aujourd’hui malgré le passage universitaire, des études difficiles, on ne récolte pas les bénéfices. Une année d’étude de moins par rapport aux chirurgiens-dentistes et nous sommes bien loin du doctorat !
Comment voyez-vous évoluer la profession ?
Je ne suis pas très enthousiaste. On se tire dans les pattes, on ne se met pas assez en grève. Si une bonne fois pour toutes, toutes les sages-femmes de tous les secteurs arrêtaient de travailler en même temps pendant 2 jours, on verrait que la place des sages-femmes est importante. Mais là, on est invisible parce que cela ne sert à rien de mettre en bandeau si l'on continue à recevoir les urgences et à pratiquer les accouchements. Il n’y aura pas de changement si l'on ne crée pas le clash du siècle !